3 Mai 2018
Alors que Blanquer nous a livré sa vision rétrograde et autoritaire de l'éducation, un collectif « Lettres vives, pour un autre enseignement du français » est lancé depuis le 1er mai. Il est ouvert aux enseignant·e·s, de la maternelle à l'université, mais aussi aux écrivain·e·s, il se veut un espace de réflexions, d'échanges pour porter dans l'espace public un autre discours pédagogique et social sur l'enseignement du français dans toutes ses dimensions.
Le collectif « Lettres vives, pour un autre enseignement du français »
La langue française et son enseignement soulèvent les passions et déclenchent d’éternelles polémiques. Il est convenu d’en déplorer le déclin, prélude à une inéluctable extinction. Certains font même profession de souffler sur les braises, martelant sans relâche quelques prétendues évidences : l’orthographe des petits Français est aujourd’hui un désastre, l’illettrisme touche un élève sur trois, les jeunes ne possèdent tout au plus que quelques dizaines de mots de vocabulaire… Il n’y a pas à chercher bien loin le coupable de cette débâcle « civilisationnelle » : c’est l’école et ses enseignant.e.s qui n’apprennent désormais plus ni à lire ni à écrire [1] ! Littérateurs, pamphlétaires ou responsables politiques se bousculent pour prophétiser ce naufrage qui vient – avec d’autant plus de « conviction » qu’il leur assure visibilité médiatique et promesse de juteux succès éditoriaux… ou électoraux.
Paroles d’élèves, pratiques de profs
C’est cependant une autre réalité que nous vivons, celle du quotidien des heures de cours, celle de notre expérience de praticiens et de praticiennes de l’enseignement du français, de la maternelle à l’Université. C’est d’abord la curiosité des élèves, leur finesse, leur capacité à se mettre à la place de l’autre qui nous interpellent et que nous voudrions partager et souligner [2]. Ce sont des paroles sur le cours, sur la littérature ; des paroles sur la culture, leurs cultures ; des paroles sur la vie, le monde, la société, sur l’histoire… pour qui veut bien les accueillir. À la manière des auteur.e.s qu’ils côtoient – avec ou sans nous –, les élèves savent faire rire, faire réfléchir, émouvoir, interroger, bousculer, etc.
La langue est un objet vivant, une réinvention permanente de nous-mêmes et de notre relation à l’autre et au monde. Son enseignement ne se réduit pas à une visée utilitaire [3] ou testamentaire.
Point d’idéalisation ni d’angélisme de notre part. Et même s’il faut avouer que, entre brouhaha et mutisme, libérer cette énergie n’est pas facile tous les jours, nous savons aussi qu’émergent des paroles précieuses, des textes vifs et des textes à vif… En être les témoins privilégiés est une aventure passionnante qui exige en retour d’accompagner et d’alimenter cette richesse. Notre rôle est que ces jeunes rencontrent à cette occasion la littérature sous toutes ses formes, roman, théâtre, poésie… et de faire en sorte qu’ils et elles s’approprient la langue pour leur propre usage : lire, chanter, rêver, écouter, parler, écrire, apprendre et désapprendre, pour cette longue vie qu’ils ont encore devant eux.
Cet écart entre le déclinisme ambiant et notre vécu sur le terrain relève d’une confiscation sans cesse grandissante de la parole « d’en bas », celle des éducateurs et éducatrices, comme celle des élèves. C’est aussi un déni des apports des recherches pédagogiques et historiques, à l’heure de la réduction neuroscientifique de l’élève à un cerveau « pré-câblé »…
Si nous avons décidé de fonder le collectif « Lettres vives », sans esprit de concurrence avec d’autres mouvements existants, c’est pour faire entendre ces voix, sans autre légitimité ni représentativité que nos pratiques et nos réflexions sur ces pratiques, engagées au service d’un apprentissage du français. Notre pari est d’en faire un chemin vers une émancipation individuelle et collective.
« La lecture du monde précède la lecture du mot », Paulo Freire
Nous voulons nous opposer à la culture du silence comme à celle de la participation muselée, prêter l’oreille au bruit et au « bruissement des derniers rangs », pour accueillir et recueillir une parole à peine – ou mal – entendue et permettre aux jeunes de donner une forme et une profondeur à leur « lecture du monde ».
Notre projet est de « vivifier » les contenus et les pratiques en ne limitant pas l’enseignement des lettres à un une « histoire nationale de la littérature ». La place des femmes dans les programmes, celle des dominé.e.s, des exploité.e.s, etc. abordées dans une perspective sociale et politique, la lutte contre le discours dominant, etc. tels sont les enjeux dont les élèves doivent s’emparer.
C’est un défi incontournable si l’on veut que les différentes formes de littérature s’appréhendent, dès le plus jeune âge, tout à la fois comme une source de plaisir (et de plaisir partagé) et comme une clé pour décrypter et transformer le monde.
Ce projet se veut collectif, offensif et créatif. La célébration du b.a.-ba, la réduction aux « Lire, écrire, compter », qui irriguent déjà notre système éducatif, consistent le plus souvent à confisquer l’accès aux savoirs savants et émancipateurs au profit de quelques privilégiés. Il s’agit de contrecarrer ces discours passéistes, alarmistes et défaitistes sur l’enseignement du français ou le niveau des élèves, en explorant d’autres explications, en proposant des issues, des pistes pour améliorer et transformer l’école, pour et avec les élèves.
Dans une société où le libéralisme triomphant conçoit l’éducation comme une marchandise, où la seule ambition de l’école serait de former des individus « employables » et des consommateurs « disponibles » [4], asservis et impuissants, la création est un antidote. Nos élèves doivent devenir des lecteurs-auteurs d’écrits sociaux motivés par les projets individuels ou collectifs, d’écrits scientifiques, de documentaires, d’écrits d’imagination produits avec des incitateurs ou dans des ateliers d’écriture, tout au long de leur scolarité.
Nos pratiques…
L’histoire de la pédagogie est heureusement porteuse d’autres pratiques que le mécanique déchiffrage syllabique, la dictée quotidienne, la rédaction convenue ou la leçon de grammaire pour la grammaire.
L’enseignement du français – et, au-delà, toute éducation digne de ce nom – devrait tendre à accueillir l’enfant (et pas seulement l’élève), en partant donc autant que possible de sa culture première pour qu’il donne du sens à ses apprentissages, qu’il en fasse des prolongements de l’expérience déjà vécue afin de devenir acteur et surtout auteur de nouveaux savoirs. Les finalités, les contenus n’ont de sens que s’ils entrent en cohérence avec les pratiques et les méthodes mises en œuvre par le développement de la coopération, de la capacité à organiser son travail et sa progression.
Résolu.e.s à faire acquérir des connaissances par tous les procédés possibles du travail collectif et mutuel, nous ne nous réclamerons pas d’une tendance pédagogique particulière. Au contraire, nous assumerons et revendiquerons nos butinages pédagogiques.
Notre défi est celui des militant.e.s et des pédagogues engagé.e.s pour une autre école et une autre société : « Produire et (se) former. Être audacieux, pas prétentieux, mais ambitieux : produire des analyses exigeantes, des outils performants, intervenir dans les débats et dans les établissements, mais aussi être humble, modeste : écouter, apprendre, lire, se former. » [5]
Le collectif Lettres vives se présente comme un espace souple, réactif et horizontal. Non corporatiste, il est ouvert à tous ceux et toutes celles qui « travaillent les lettres » (professeurs des écoles, professeurs de lettres, professeurs documentalistes, universitaires, etc.),
Il s’agira aussi de mettre à nu les injonctions paradoxales qui pèsent de plus en plus sur l’école et les collègues et alimentent souffrances, résignation et impuissance [6]. Sans nier les difficultés, les passages à vide et autres moments de découragement, nous voulons rappeler que ce ne sont pas des problèmes individuels mais les conséquences d’une certaine organisation du travail – des personnels comme des élèves.
C’est dans la diversité de nos parcours, conscient.e.s que l’enseignement du français est un processus qui va de la petite enfance à l’Université et même au-delà, que nous espérons faire bouger les lignes. Par ses visées éducatives, pédagogiques et politiques, le collectif Lettres vives entend aussi prendre sa place dans les luttes pour l’égalité et la justice sociale, avec l’envie d’un autre rapport jeune/adulte, élève/enseignant, individu/institution, autorité/libertés, école /société…
Notre ambition n’est pas de « sauver les lettres » [7], mais tout simplement d’en souligner la vie débordante et de témoigner de la richesse d’un enseignement et de pratiques émancipatrices qui, pour mieux se « vivifier », se sont transformées, se transforment et se transformeront encore. Loin de nous en désoler, nous souhaitons comprendre et partager ces transformations, pour les inscrire et nous inscrire dans une perspective historique et collective.
« Il y a toute la légitimité pour une autre école dans l’histoire de l’éducation, il suffit de se replonger dans notre passé. » [8]
Notre collectif ne cache pas qu’il se revendique d’un héritage, celui des pratiques coopératives, de l’enseignement mutuel aux pédagogies critiques, en passant par le mouvement Freinet mais aussi le mouvement ouvrier et syndical ou l’éducation populaire.
Notre projet se nourrit aussi d’expériences actuelles, dans d’autres disciplines, comme par exemple le collectif Aggiornamento Histoire-géo qui a inspiré notre engagement et dont nous partageons l’idéal et la démarche de réappropriation d’une parole de terrain à la rencontre de l’expérience d’autres collègues.
Donc lettres vives, oui ! Et même lettres libres ! Pour les élèves mais aussi pour les collègues afin de ne pas oublier le sens même de ce que nous devons enseigner.
Une liste de réflexion sur l’enseignement du français a été créée.
Si vous souhaitez l’intégrer, vous pouvez en faire la demande à l’adresse suivante : contact@lettresvives.org
[1] C’est en tout cas ce que nous promet le flot intarissable de ces ouvrages aux titres éloquents : Lettre ouverte aux futurs illettrés, Paul Guth, Et vos enfants ne sauront pas lire… ni compter, Marc Le Bris, C’est le français qu’on assassine, Jean-Paul Brighelli, etc. Ou bien encore ces déclarations de Michel Onfray « L’école républicaine m’a appris à lire, écrire compter, et à penser. Ce n’est plus le cas aujourd’hui (...) avec une école qui a décidé que c’était réactionnaire d’apprendre à lire, écrire, compter, etc. Aujourd’hui à l’école, on apprend le tri des déchets ou la théorie du genre et la programmation informatique. »
[2] Comme ce fut le cas avec l’opération des « anti-perles » du bac en juin 2017.
[3] On se souvient de la campagne du Medef au printemps 2017 : « Si l’école faisait son travail, j’aurais du travail »…
[4] Pour reprendre l’expression de Patrick Le Lay, P.-D.G. de TF1, interrogé parmi d’autres patrons dans un livre Les dirigeants face au changement (Éditions du Huitième jour) « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. »
[5] Nous reprenons à notre compte cette belle formule programmatique de Jacques Cornet définissant ce que devrait être un collectif militant et pédagogique (article « Hautes tensions », publié dans Traces de changement, n° 221, juin 2015, revue de la Cgé – mouvement socio-pédagogique belge).
[6] Voir La Fabrique de l’impuissance, l’école entre domination et émancipation, Charlotte Nordmann.
[7] Pour reprendre le projet d’un groupe né à la fin des années 90 aux antipodes de notre projet…
[8] « Actualité de la classe mutuelle », entretien de Vincent Faillet accordé à la revue N’Autre école, n° 8, printemps 2018.