4 Novembre 2022
Dialogue imaginaire avec Célestin Freinet.
« Quelle surprise ! Comme tout a changé ! Je vois que l’environnement de l’école a été totalement bouleversé, que le béton est partout, la nature parquée. Je me demande si, dans ces conditions, les classes-promenades sont encore possibles. Soulever une pierre, découvrir, observer et recueillir des données, les enfants peuvent-ils encore le faire ?
– Oui, Monsieur Freinet, les sorties sont différentes, mais l’école buissonnière est bien vivante, elle se promène régulièrement dans le quartier, dans la rue, à la rencontre des habitants et du monde vivant, et elle se déplace parfois plusieurs jours, plus ou moins loin, en classe transplantée, dans des voyages échanges avec les correspondants…
– Mais, si vos écoles de quartiers périphériques sont multiculturelles, avec beaucoup d’enfants issus de l’immigration, comment faites-vous vivre la laïcité ?
– La laïcité est une cible pour toutes les religions, elle est réaffirmée régulièrement à l’école publique. La pédagogie que vous avez initiée, M. Freinet, est un atout, elle permet à chacun de se connaitre, de reconnaitre les autres, et à tous de vivre ensemble. L'expression individuelle et collective, dans un souci permanent de respect réciproque, est un principe essentiel.
– J'ai l'impression pourtant que le sens du collectif a disparu, l’individualisme est partout, c’est effrayant.
– Vous avez raison. C'est pourquoi, l'articulation entre l’individuel et le collectif est un enjeu du 21e siècle. La coopération au cœur de nos classes est un antidote à la compétition galopante qui se vit partout. Mais apprenez que depuis 1989, les enfants ont une convention internationale pour promouvoir leurs droits. Dans les classes Freinet, les droits de l’enfant sont garantis. La participation démocratique, les conseils de coopération, les débats qui vous sont si chers… sont toujours des espaces de parole, de réflexion et de décision : une éducation civique en pratique ! Les échanges de savoirs entre enfants, entre adultes et enfants, redonnent lien et sens au collectif, que ce soit à l’école ou dans le quartier.
– J'observe qu'enfin la mixité est installée à l’école, c’est une belle avancée !
– Certes, mais cette mixité n'a pas enrayé la question épineuse des stéréotypes, toujours bien vivants, et qui génèrent les inégalités sociales, professionnelles et familiales dont les femmes sont victimes.
– J'apprends que les enfants vont de moins en moins à l’école. Comment font-ils ?
– Dans les faits, ils ont moins de journées de classe et des programmes de plus en plus chargés, c’est le quotidien des enfants du 21e siècle. La compression du temps scolaire sur une semaine d'enseignement de 24 heures répartie en quatre jours et demi – voire quatre jours pour de nombreuses écoles – entraîne fatigue et ennui. Comme l’enfant vit en moyenne 45 heures par semaine hors de sa famille, il passe donc dans la journée par de multiples structures éducatives.
– L’école est obligatoire jusqu’à seize ans, quel progrès !
– Tous les enfants sont scolarisés jusqu’à seize ans, mais l’école ne donne pas à tous les moyens de progresser. Si bien que de nombreux enfants sont en difficulté et en échec : 20 % d'entre eux sortiront du système scolaire sans diplôme et sans formation personnelle. Le mérite et l’élitisme restent les moteurs de la sélection, de la maternelle au lycée. La pédagogie Freinet a donc toute sa place au premier comme au second degré !
– La pédagogie Freinet s’adresse-t-elle encore aux enfants du peuple ?
– Les parents, quand ils la souhaitent, aiment que soit apporté un supplément intellectuel et de bien-être à leurs enfants ; cette demande provient des classes moyennes ou supérieures. Les enseignants, quand ils la pratiquent, visent au contraire les enfants des milieux populaires ; ils enseignent alors dans les écoles de banlieue ou de la périphérie. Ce n’est pas simple.
– Je m'aperçois que le fait d’avoir choisi le terme d’“école moderne” plutôt que celui d’“éducation nouvelle” a été pertinent, il a permis l’adaptation des techniques Freinet aux réalités de l’époque.
– Oui, rien n’a été figé. Petit à petit, l’ordinateur a pris la place de l’imprimerie, mais comme elle, il est au service de la classe. Le journal scolaire décline toutes les formes possibles (papier, numérique, blog…) ; le cinéma, la radio, les enregistrements perdurent et utilisent au mieux les nouvelles techniques ; la lettre papier, la messagerie et maintenant les réseaux sociaux sont au service de la correspondance. L’élan coopératif et l’entraide ont encadré ces nouveaux outils qui vivent ensemble dans les classes sur des temporalités différentes, mais toujours au service de la communication et de l’expression.
– Utilisez-vous toujours les fichiers auto-correctifs ? Pas trop occupationnels ?
– Oui, nous les utilisons et… nous nous questionnons toujours : participent-ils vraiment à ce que vous appeliez le "travail vivant” ? Néanmoins, ils restent encore un moyen pour un enseignant de sortir progressivement de l’organisation frontale.
– Oui, mais vue comme ça, et en considérant aussi ce qui se passe dans d'autres classes qui utilisent des techniques assez semblables, la pédagogie Freinet ne risque-t-elle pas de se réduire à une simple pédagogie active ?
– Il est vrai que des techniques de notre pédagogie essaiment dans les classes, mais les programmes et les rythmes éducatifs actuels s’accordent encore mal avec le tâtonnement expérimental et
– Le texte libre, pour moi un des fondements de notre pédagogie, est-il toujours présent ?
– Oui. En prise directe avec la vie, il permet toujours à l’enfant d’apprendre à lire et à écrire à son rythme. La part du maître reste essentielle. Aujourd’hui, l’enfant à l’école est très souvent acteur, mais dans les classes Freinet où se pratique le texte libre, il tend à devenir auteur.
Ne vous inquiétez pas, Monsieur Freinet, le plaisir d’apprendre et de comprendre le monde se conjugue au présent en pédagogie Freinet, quelle que soit la période.»