2 Février 2024
Jean Zay, jeune ministre du Front populaire à la tête du ministère de l'Education nationale souhaite rénover le système scolaire.
Jean Zay souhaite changer les ordres primaire et secondaire séparant les enfants selon leur catégorie sociale en degrés d’enseignement pour les réunir. Débute cette problématique bien connue : démocratiser l’école pour démocratiser la société. Pour lui, il est temps de bâtir un système scolaire dans lequel l’ensemble des élèves s’organise horizontalement par âge en trois degrés (premier degré, second degré, enseignement supérieur) avec une conception de l’enseignement qui inclut le sport et les « activités dirigés » hors l’école.
Le 2 mars 1937, son projet de loi de réforme de l’enseignement est approuvé par le gouvernement de Léon Blum. Hélas, il rencontre de fortes résistances aussi bien chez les enseignants du primaire que chez ceux du secondaire : les premiers craignent la secondarisation de l’enseignement primaire au détriment des enfants du peuple, les seconds la primarisation du lycée.
Les discussions, les débats s’éternisent, pas d’horizon législatif en vue, Jean Zay décide alors de lancer la réforme sous forme d’expérimentations.
Les décrets, arrêtés, circulaires, expérimentations… vont permettre à Jean Zay de mettre en place par petites touches le projet de réforme et de contourner les blocages corporatifs et législatifs.
Cependant, la réforme ne se limite pas aux structures, elle a besoin d’une vision pédagogique, Jean Zay favorise les pédagogies novatrices qu’il inscrit dans les programmes et qu’il essaime par l’expérimentation.
Ainsi, Célestin Freinet se réjouit des Instructions ministérielles de 1938 : « Oh ! bien sûr, tout n’est pas parfait. Et nous ne nous ferons pas faute de souligner les faiblesses. Mais nous avons du moins, là, une charte précise, qui autorise, qui nécessite une rénovation de notre enseignement, qui permettra aux éducateurs de travailler avec un peu plus de joie et de profit dans leur classe, qui contribuera, dans une certaine mesure, à la libération de l’enfance.
Nous ne saurions trop nous en réjouir. Et nous tenons à marquer notre satisfaction avant même que les éternels saboteurs aient minimisé ce qu'il y a de hardi et de novateur dans ces Instructions pour remettre en honneur ce qu'ils appellent la “continuité” française, pour sacrifier à la lettre toujours servile, l'esprit que nous devons faire triompher.
Je ne sais si, comme l'affirment certains, je me satisfais facilement. Mais je puis affirmer que si nous avions, dans l'histoire de l'évolution scolaire française, quelques lustres aussi riches en innovations hardies que ces deux dernières années, il y aurait bientôt quelque chose de changé dans l'éducation française. [...]
Ces Instructions ministérielles sont pour nous plus qu'un encouragement. Elles peuvent, elles doivent être notre bréviaire. Elles nous donnent raison, presque totalement, sur presque tous les points du programme, pour l'action tenace que nous avons menée depuis 15 ans. Elles prouvent à ceux qui redoutent parfois notre élan que nous sommes dans la bonne voie, que nous y resterons et que l'avenir montrera la justesse de nos conceptions. (L’Éducateur prolétarien, décembre 1938)
Une lecture de ces Instructions[1] par Freinet
En gras quelques-uns des extraits relevés par Freinet et pour la partie « La Langue française », en italique ses commentaires.
1. Les nouveaux horaires
« La scolarité hebdomadaire continue à comporter trente heures. Mais l’enseignement proprement dit se trouve allégé de six heures, dont trois sont consacrées à des exercices de sport et de plein air et trois réservées à des modes d’éducation plus libres, moins asservies aux méthodes qui s’imposent à l’intérieur de la classe. »
Avec cette référence à l’éducation nouvelle : « Il s’agit de mettre à profit les leçons qui se dégagent de toutes les expériences pédagogiques faites en France ou à l’étranger au cours de ces dernières décades. De toutes ces tentatives que l’on groupe sous le nom général d’école nouvelle et qui visent à faire un appel direct à l’activité spontanée de l’enfant, nous avons beaucoup à tirer. Nous souhaitons que la curiosité des maîtres soit orientée dans ce sens. »
Les trois heures d’activités dirigées « doivent fournir les acquisitions les plus solides qui serviront de fondement à un enseignement moins formel et plus proche de la vie. […] Ce sont enfin et surtout les initiatives de l’élève isolé ou du groupe d’élèves que l’on recueille, que l’on stimule, dont on favorise l’éclosion et le développement dans une atmosphère de liberté réglée. L’enfant devient l’artisan de sa propre éducation en même temps que son sens social se développe. »
« Et les vingt-quatre heures d’enseignement qui restent se trouvent dégagées et vivifiées. »
« Toute éducation doit aussi être joie »
« L’utilisation des trois heures de libre activité pédagogiques selon les ressources du lieu et de la saison, l’appel plus large aux libres initiatives de l’enfant, ne se conçoivent pas sans un grand effort de renouvellement des instituteurs. Nous avons conscience d’avoir restitué aux maîtres beaucoup plus de liberté que nous ne leur enlevions en apparence. »
« Les inspecteurs d’Académie et les inspecteurs primaires, à qui il appartient de diriger l’application de ces instructions, veilleront à ce que la souplesse que nous avons voulu conférer à l’organisation pédagogique soit mise à profit. »
Pour Freinet, comme le ministre ne cite aucune technique ou méthode pour ces activités dirigées, il donne à toutes les mêmes prétentions… ce qui va donc être important, c’est la préparation du matériel scolaire et sa technique d’emploi (ce qui donne la place aux outils et techniques Freinet).
Ces nouveaux horaires marquent un certain libéralisme d’application : « On n’a pas entendu prescrire par exemple qu’il y aura chaque semaine et en tout temps une heure et demie de dessin et de travail manuel dans chaque classe. Il faut surtout qu’au bout de la quinzaine et même du mois, on retrouve le temps attribué à chaque matière d’enseignement. »
Le travail à la maison : « Il comporte, en outre, traditionnellement, l’étude des leçons et des exercices d’application écrits. La nécessité de la première et l’inutilité des seconds sont reconnues. »
Les Instructions de 1938 préconisent des exercices simples et courts : « L’effort demandé aux enfants, en dehors des heures de classe, doit être très strictement limité à ce qui est nécessaire pour la consolidation des notions enseignées dans la journée et à des exercices simples, courts et peu nombreux, n’occupant chaque soir qu’un temps assez bref pour ne pas empiéter sur les loisirs et pour permettre la détente nécessaire. »
Freinet souligne que ces recommandations pour les devoirs du soir valent naturellement pour les devoirs de classe. Il rappelle que les techniques Freinet suscitent chez l’enfant des activités diverses qui rentrent parfaitement dans le cadre des Instructions comme les seuls travaux scolaires à demander : observations, questions, rédactions, dessins, calculs…
Freinet se réjouit de cette mesure, mais malheureusement beaucoup d’instituteurs renforceront le travail à la maison pour compenser les 6 heures « perdues ».
2. La Langue française
L’étude de la langue en pédagogie Freinet ne se sépare pas des pratiques de langage en situations authentiques que ce soit celles motivées par la communication ou par l’expression.
Pour Freinet, étudier la grammaire, le vocabulaire, l’orthographe, n’a en soi aucun intérêt « Tout enseignement de la langue doit se faire sur un texte partout et toujours. Il ne faut pas se dissimuler toutefois que, pendant longtemps, si on veut être compris, il faut prendre à l'enfant lui-même ses exemples de façon à lui faire analyser son propre usage et non le nôtre. » (La grammaire française en quatre pages, 1937). Il condamne ainsi toutes les techniques scolastiques qui «tuent la vie », les exercices systématiques, la mémoire, le « par cœur » et le « travail de robot » sous-tendu par l'idée que l'apprentissage se fait par répétition et conditionnement. Il invite au contraire à « partir des tendances naturelles à l'action, à la création, à l'amour du beau, au besoin de s'exprimer et de s’extérioriser […] C'est vraiment en forgeant qu'on devient forgeron, c'est en parlant qu'on apprend à parler, c'est en écrivant qu'on apprend à écrire. Il n'y a pas d'autre règle souveraine, et qui ne s'y conforme pas commet une erreur aux conséquences incalculables » », justifiant ainsi une étude de la langue écrite basée sur la pratique du texte libre.
Les Instructions ministérielles de 1938 en langue française se rapprochent des affirmations et des pratiques Freinet, mais elles s’approchent seulement… ces instructions ne sont qu’une étape… il y a encore du terrain à gagner !
Freinet trouve dans les instructions la justification des techniques Freinet qui puisent dans le milieu, dans la vie enfantine, dans le langage populaire et familial la base de l’enseignement : imprimerie, échanges scolaires, vie sociale de la classe, gerbes de textes, bibliothèque de travail, fiches de construction, de jardinage…
« Il s’agit moins d’acquérir des connaissances théoriques que de prendre des habitudes correctes. Toute notion que l’on enseigne doit engendrer chez l’enfant une aptitude pratique à exprimer sa propre pensée et à comprendre celle d’autrui. »
La lecture silencieuse, une innovation
Le constat n’est pas fameux, la lecture est hésitante encore à 10 ans pour la moyenne des élèves (déjà dans les IO de 1923). Il est donc recommandé de laisser l’enfant lire silencieusement avant de lire à voix haute.
« Jamais un exercice de vocabulaire ou un exercice de grammaire, de vocabulaire ne doit se greffer intempestivement sur la lecture. »
Pour enseigner la langue actuelle, les Instructions de 1938 mettent en avant l’ingéniosité des maîtres :
La condamnation de la lecture expliquée « Les maîtres estiment avec raison que les heures de lecture devraient être consacrées à lire et non à expliquer des mots ou des tournures. »
La crainte de voir les enfants lire des textes qu’ils ne comprennent pas « Les maîtres ont le souci de trouver des textes de lecture ou de récitation qui soient tirés d’ouvrages tout à fait récents. »
Les textes ! Les classes Freinet en ont à revendre souligne Freinet : les textes libres, les gerbes de textes, les journaux, la correspondance…
« Textes d’enfants ! Nous avons donc manifestement comblé un vide avec nos journaux scolaires, avec La Gerbe et Enfantines. La vraie littérature enfantine, le vrai langage d'enfant sont là. » ( Grammaire française en quatre pages », octobre 1937)
La rédaction
Pour Freinet les Instructions de 1938 frisent les techniques Freinet, les justifient, mais n’examinent pas la question du texte d’enfant.
Depuis les IO de 1923, on se questionne toujours sur la précocité des exercices de rédaction : « Il faut donc se demander quel est le but des exercices de rédaction, et quels sont les procédés les meilleurs pour l’atteindre. »
Freinet met en premier l’expression enfantine, car l’enfant sait – au moins autant que nous – ce qu’il dit.
Les Instructions de 1938 justifient les condamnations du mouvement Freinet sur la procédure par étapes (assembler une proposition, puis une phrase simple, puis un paragraphe, la rédaction n’arrivant qu’au terme de l’apprentissage) : « Dans la parole et dans la rédaction comme dans le dessin, la démarche de la pensée va nécessairement du tout à la partie, c’est-à-dire de la rédaction au paragraphe et à la phrase, de la phrase à la proposition et au mot. »
On y voit également une remise en cause également de « A la manière de… » : « Emprunter d’une façon systématique à un grand écrivain des comparaisons ou des images, des constructions syntaxiques, ou des rythmes, pour les introduire, comme du dehors, dans une composition nouvelle, c’est risquer de cultiver le mauvais goût. »
« ‘’Les jolis passages’’ qu’on trouve ensuite dans leurs devoirs, loin de témoigner de qualités personnelles, sont faits de ‘’clichés’’. […] Ces élégances de clinquant n’ont rien à voir avec l’art d’écrire. »
On retrouve dans les Instructions l’expression de Freinet « d’élan vital » : « Au contraire : on immobilise ainsi, sous la clarté de la réflexion, une activité spontanée, une sorte d’élan vital qui ne peut se déployer qu’à la condition de restée spontané et instinctif. »
Et cette conclusion qui justifie la lecture globale idéale telle que le préconise Freinet :
« Apprendre à écrire, comme apprendre à parler, c’est apprendre à penser. La méthode par laquelle l’enfant apprend à exprimer sa pensée par écrit ne diffère pas de celle par laquelle il apprend à parler. Et cette méthode consiste à diriger intelligemment la pratique de façon à créer des habitudes et des automatismes. Et c’est pourquoi il est utile de rattacher, le plus souvent possible, les exercices de rédaction aux exercices de lecture ; par la lecture, les enfants s’exercent à comprendre la langue écrite ; par la rédaction, ils s’exercent à écrire et à s’exprimer à leur tour. »
La grammaire
C’est en écrivant qu’on apprend à écrire ! « Et, comme préface au cours de grammaire annoncé, nous poserons seulement aujourd'hui le premier, le grand principe : le principal devoir de grammaire française et le plus profitable est la rédaction : individuelle, par groupes, ou en collaboration avec le maître, pourvu que cette rédaction ne soit pas un devoir, mais bien l'expression d’une pensée qui a besoin de jaillir. » (La Grammaire française en quatre pages, 1937)
Pour Freinet, la pédagogie Freinet gagne des points avec les Instructions de Jean Zay. Il rappelle également qu’il n’a jamais dit qu’il ne devait plus y avoir d’enseignement grammatical, mais qu’il condamnait l’enseignement traditionnel, mécanique, formel, froid, sans portée et sans effet. Il défend une technique qui part de la vie et de la construction dynamique.
« La correction dans la langue parlée s’acquiert surtout par la pratique. [… ] C’est des faits de la langue parlée qu’il faut partir, parce que c’est la langue parlée qui est seule bien connue des enfants. »
Les notions dégagées de l’observation de la langue parlée peuvent être provisoires : « Si elles sont claires, elles peuvent sans inconvénient se trouver incomplètes : il suffit qu’elles ne contiennent rien d’inexact et ne compromettent pas le futur travail de réflexion. On les complètera plus tard si l’on peut être. »
Néanmoins, Freinet réaffirme son désaccord sur l’apprentissage des règles formulées, écrites, copiées et recopiées, apprises par cœur, car souvent loin d’être une aide, elles ne sont qu’une complication.
La règle émerge de la pratique, en découle, elle est donc alors comprise et sentie. Même informulée, elle apporte alors toute son efficacité.
Freinet n’est pas contre certains exercices d’entraînement, comme pour le calcul, il lui semble important pour la correction grammaticale et orthographique, arriver à un complet automatisme, surtout pour l’écriture des verbes. Ce qui motive l’existence du fichier de grammaire. Mais il met en garde sur la profusion inutile et dangereuse des exercices des manuels.
Le vocabulaire
Théoriquement, les Instructions donnent pleinement raison aux techniques Freinet, mais pratiquement, elles recommandent des exercices que Freinet condamne.
« C’est d’abord par la conversation et par la lecture que les enfants acquièrent des mots nouveaux »
« C’est dans une phrase, et seulement par cette phrase et par le contexte, que nous pouvons donner à un mot sa signification exacte et nette ; on peut même dire qu’un mot abstrait (et la plupart des mots sont abstraits à quelque degré), considéré isolément, n’a plus souvent aucun sens précis. »
« Il faut toujours en revenir à cette idée : c’est par l’usage seul, c’est-à-dire par l’exercice de la langue parlée et par la lecture, que l’enfant enrichit son vocabulaire.
« Si les textes sont sortis de la vie même de l’enfant, ils sont, de ce fait, vivants et dynamiques, c’est encore mieux ! » s’exclame Freinet.
« Mais il faut rappeler encore que ces exercices n’aident en rien à comprendre le sens des mots dans un texte : et même dans la mesure où ils rapprochent des mots dont l’analogie de forme et de sens n’a pas été spontanément sentie, ils ne contribuent en rien à faciliter l’usage de la langue. »
La méthode exprimée dans « La Grammaire française en 4 pages » répond parfaitement à l’esprit de ces instructions : « Si nos élèves ont longuement pratiqué la rédaction libre, si la mise au point des textes a été l'occasion d'observations précieuses, sur la valeur, l'emploi et la fonction des mots ; si au lieu de tenir la grammaire au-dessus des élèves comme une science majestueuse et fermée, nous l'avons ainsi mise vraiment à la portée des enfants, si nous l'avons fait jaillir de leur vie, les trois quarts de notre besogne sont maintenant accomplis. Nos élèves sont capables de reconnaître dans un texte, et de faire accorder, les noms, les articles, les adjectifs, les pronoms, les verbes, et de les distinguer non pas par un simple souvenir scolaire de pure mémoire, mais parce qu'ils ont intimement saisi les règles du jeu - la vie du mot et de la phrase. La preuve en est qu’ils s'arrêtent parfois, s'ils ne disent pas juste, sur des formes voisines qui se préciseront encore à l'avenir. »
La dictée
Freinet se félicite sur la dictée qui se sépare de toutes les questions sur la compréhension du texte dans les Instructions, mais Freinet la considère toujours nuisible.
« La vie d’abord !, nous rappelle Freinet, ce n’est pas par des procédés scolastiques qu’on la construira, pièce par pièce. Le travail de l’école doit aider seulement, et préciser, ce que peut acquérir, la construction, l’effort et la vie.
[1] L’Educateur prolétarien n°3, novembre 1938 : http://www.icem-freinet.fr/archives/ep/38-39/38-3/ep-38-3-49.htm