27 Décembre 2020
« Changer la vie ! », dit Jean Guéhenno.
La première démarche pour aider les jeunes à changer leur vie, c'est de changer une École qui était peut‑être valable il y a vingt ou cinquante ans, mais qui est aujourd'hui dépassée par l'évolution accélérée, tant sociale que technique. Cela ne veut pas dire que les éducateurs qui exercent dans cette école ne fassent pas leur travail consciencieusement mais qu'on use fort mal de leur intelligence et de leur bonne volonté par la pratique de processus qui ne sont pas adaptés au monde contemporain, alors que tout change autour de nous et que, notamment, l'auto, le téléphone, les techniques audiovisuelles imposent désormais une autre conception de la vie.
L'École doit‑elle changer selon le milieu ou, au contraire, comme le prétendent certains intellectuels, rester immuable et froide au service des «vérités éternelles » ? La question pouvait se poser naguère quand cette école ne s'adressait qu'à une « élite » qui se prétendait au‑dessus de la masse. C'est aujourd'hui cette masse qu'il faut éduquer pour la préparer à la vie.
Les vieilles méthodes sont‑elles valables pour cette préparation à la vie ? Il y a certes toujours eu ‑ et c'est ce qui fausse les données d'appréciation ‑ une petite proportion, disons 3 à 5 % d'élèves particulièrement doués qui réussissent dans leurs études quelle que soit la méthode pédagogique employée, comme il y a toujours eu des éducateurs polyvalents, capables de parer, par leur efficience et leur ingéniosité, à toutes les déficiences techniques.
Mais pour la masse des enfants et des éducateurs, l'enseignement est incontestablement dans une impasse : l'orthographe des élèves est défectueuse, la simple lecture difficile, le sens mathématique lent à acquérir ; la proportion des dyslexiques croît au rythme d'une épidémie contre laquelle on tente en vain de se prémunir ; nombreux sont les élèves qui ne veulent plus travailler, qui ne s'intéressent à rien et qu'on ne sait comment rattacher à une amorce de culture ; l'armée des recalés à l'entrée en 6e va enfler sans cesse les effectifs déjà pléthoriques des classes de transition ; et les problèmes de l'adolescence au niveau du second degré sont parfois véritablement dramatiques.
Dans une telle atmosphère au climat détérioré, où seules les sanctions apparaissent comme moyen valable de discipline, alors que le monde va vers la cogestion et la coopération, les instituteurs et les professeurs sont les victimes de conditions et de méthodes de travail qui ne peuvent absolument pas continuer à bloquer une des entreprises publiques les plus vitales pour le pays.
Un vent de réforme s'est d'ailleurs levé, fruit et récompense de nos efforts patients au long de presque un demi‑siècle. L'administration française, sensible à ce besoin de renouveau, recommande aujourd'hui une pédagogie moderne pour les classes de perfectionnement, les classes de transition et terminales, en attendant la généralisation à la masse des classes d'une pédagogie intégrée à la vie. Et les pays étrangers ‑ le Canada notamment ‑s'engagent avec méthode dans la voie que nous avons ouverte par notre longue expérience et nos réalisations.
Il faut changer la pédagogie. C'est aujourd'hui un voeu unanime. Mais comment y parvenir? Là est le véritable problème que nous avons à résoudre et auquel nous nous appliquons depuis quarante ans. Un travail méthodique de création et d'adaptation a été mené dans des milliers de classes ; mais ce n'est que ces dernières années, grâce surtout à la programmation, que nous avons pu mettre au point une méthode simple, pratique, efficiente, à la portée de la masse des écoles.
Son exposé, plus pratique que théorique, fait l'objet du présent livre.
Nous avons placé ce livre sous le signe de l'Individualisation de l'Enseignement, qui nous parait être la revendication majeure de toute la pédagogie moderne.
La pédagogie traditionnelle use exclusivement, en effet, de techniques collectives, reliquat de la pédagogie des Écoles Chrétiennes qui fonctionnaient avec des répétiteurs et des moniteurs, sur le plan exclusif de la parole, le maître étant le deus ex machina du mécanisme scolaire.
Que cette pédagogie ait un rendement insuffisant, seuls des éducateurs pourraient ne pas en être convaincus. Mais nous avons tous subi cette pédagogie et il nous est facile d'en résumer ici les tares qui la condamnent.
On fait une leçon, même excellente, à un groupe d'élèves, mais aucun de ces élèves ne ressemble à son voisin; il n'y en a pas deux qui en soient au même point sur l'échelle des connaissances, et leur façon de comprendre et d'assimiler les notions qu'on leur expose diffère fondamentalement. Nous travaillons alors sur une moyenne : quelques élèves profitent plus ou moins de cet enseignement collectif ; pour une fraction importante des autres, les paroles les plus persuasives passent par‑dessus leur tête, ou les obligent à piétiner.
Il en est de même des exercices qui accompagnent les leçons : pour les uns, ils sont trop difficiles et les élèves sont en permanence en situation d'échec ; pour d'autres, ils sont trop faciles et donc sans profit.
C'est le même reproche que nous faisons aux manuels scolaires qui synthétisent cette pédagogie, et sur lesquels tous les élèves doivent suivre page à page, toute individualisation étant, avec ce matériel, techniquement impossible.
Si on considère objectivement ce travail collectif imposé à toutes les classes de notre enseignement, on se rend compte que la technique en est mauvaise. Elle a sans doute été longtemps un pis‑aller ; elle l'est souvent encore. Mais il est urgent de la remplacer par une autre technique, plus dynamique et mieux adaptée aux usagers.
CélestinFREINET, « Travail individualisé et programmation », Bibliothèque de l’École moderne, n° 42-45, février 1966