26 Août 2017
En 1959, la méthode globale est accusée de tous les maux de l’école.
En 2005, Gilles de Robien dénonce les méthodes globales et mène, comme il dit, une « bataille de bon sens » pour « stopper les chauffards de l’enseignement » et imposer la méthode syllabique en évoquant déjà les neurosciences.
De nombreuses résistances, voire désobéissances ont lieu dans des classes du mouvement Freinet. Le 11 mars 2006, dix enseignants de CP publient une tribune dans Le Monde « D'autres méthodes que le b-a-ba » et invitent le ministre à visiter leurs classes pour constater que leur enseignement marche :
http://www.lemonde.fr/idees/article/2006/03/10/d-autres-methodes-que-le-b-a-ba_749535_3232.html ".
Mais Gilles de Robien n'apprécie pas et en octobre 2006, il somme les IEN des enseignants concernés d’organiser des inspections…
Un numéro spécial du Nouvel Éducateur est publié « Et pourtant, ils lisent ! » en avril 2006 (https://www.icem-pedagogie-freinet.org/node/16902 )
Et en 2017, c’est reparti, M. Blanquer dans l’entretien qu’il accorde à L’Obs, déclare : « Pour la lecture, on s'appuiera sur les découvertes des neurosciences, donc sur une pédagogie explicite, de type syllabique, et non pas une méthode globale, dont tout le monde admet aujourd'hui qu'elle a eu des résultats tout sauf probant ».
La méthode globale, une revenante rappelée régulièrement autour des tables ministérielles, elle qui n’a jamais pu vraiment vivre dans les écoles. Là, elle est utile, même si c’est pour mettre en valeur la méthode syllabique, elle, bien vivante dans les écoles bien qu'elle soit souvent mixée avec la recherche de sens dans des textes !
En attendant les méthodes d’apprentissage préconisées par Jean-Michel Blanquer, celles qui doivent avoir des « assises scientifiques solides » et « dûment évaluées ».
Relisons ce texte savoureux de Freinet !
La méthode globale, cette galeuse !
Célestin Freinet (1959)
Il faut dans toute période difficile trouver un bouc émissaire.
La Méthode Globale est aujourd’hui responsable de tous les maux dont souffre l’École.
Si les enfants lisent moins bien qu’autrefois, c’est la faute à la Méthode Globale.
S’ils manquent d’attention et de concentration dans leurs devoirs, s’ils font trop de fautes dans leurs dictées ou dans leurs lettres, c’est évidemment la méthode globale qui en est la cause.
La discipline elle-même, et donc la marche générale des établissements, en sont affectés. Qu’on revienne donc à la bonne règle préalable du B-A BA et aux exercices méthodiques ; qu’on enseigne les bases avant d’aborder le tout, et l’éducation refleurira. L’État sera sauvé.
Évidemment, ceux qui prononcent avec tant d’assurance ces condamnations définitives ne savent pas même ce que sont les méthodes globales. Ils ignorent sans doute que ces méthodes ne sont pratiquées intégralement dans aucune école française, et que nous n’avons en France aucun manuel de méthode globale. Partout, dans toutes les écoles, on débute bien par ce qu’on croit être le commencement : le mot, la syllabe, les lettres avec seulement quelques appels timides à la compréhension naturelle d’ensemble qui occupent bien souvent dans les processus d’apprentissage non scolaire la première place.
La méthode globale n’est employée dans aucune école française comme méthode de base, mais elle n’est pas moins déclarée responsable d’un désordre et d’une carence dont parents et éducateurs commencent à prendre heureusement conscience.
Il fallait un exutoire à la crise actuelle de l’École. La classe est surchargée, les locaux trop étroits, le matériel d’expérimentation et de travail inexistant, les écoles mal construites et mal organisées, les éducateurs mal préparés et en nombre insuffisant. Tout cela ne serait évidemment rien si on n’employait pas la méthode globale.
Et on ne sait par quel miracle, ce ne sont pas les instituteurs eux-mêmes qui portent cette accusation, mais des pères de famille, des ouvriers, des artisans, des chefs d’entreprise fort peu soucieux d’ordinaire des choses de l’École.
Comme on englobe volontiers nos techniques dans cette réprobation, il nous faut tordre le coup, le plus vite possible, à ce nouveau monstre du Loch Ness, et essayer de rétablir la vérité.
Nous croyons d’ailleurs deviner l’origine de cette réprobation inconsidérée. Elle nous vient de Genève.
Genève fut, entre les deux guerres, non seulement le siège de la Société des Nations, mais aussi comme le centre et le berceau de ce qu’on appelait alors la PÉDAGOGIE NOUVELLE. Par je ne sais quel unique concours de circonstances, s’est trouvé là un noyau fécond de philosophes, de psychologues, d’éducateurs, de chercheurs dont l’influence a parfois été décisive dans l’évolution de la pédagogie contemporaine. Je ne dirai jamais trop, pour ce qui me concerne, ce que je dois à Pierre BOVET, CLAPAREDE, FERRIERE, Mlles AUDEMARS et LAFENDEL, Robert DOTTRENS...
Attentifs à tout ce que le monde produisait de valable et d’utile dans le secteur éducation, ils ont naturellement étudié l’œuvre géniale du Dr DECROLY qui, le premier, avait parlé de syncrétisme et de globalisme.
L’école restait universellement persuadée avant lui que l’éducation et l’acquisition des connaissances ne pouvaient se faire autrement que par les processus en honneur depuis toujours dans les écoles, et que l’enfant ne pourrait reconnaître et lire le mot chat que s’il avait au préalable étudié le son « ch » pour savoir que « ch » et « at » font chat.
Le Dr DECROLY avait eu l’audace de penser et de dire que la scolastique pouvait se tromper et que c’était peut-être bien la tradition qui avait raison.
Que dit la tradition ? Que dit la VIE ?
Elle dit que la première vision de l’individu est toute globale et syncrétique. L’enfant entend un pas, voit une ombre : « Maman ! ».
L’École redoute cette vertu de l’être d’appréhender toutes choses par la complexité subtile des biais si divers qui s’offrent à la nature humaine. Elle a, depuis toujours, posé en préalable une démarche qu’elle croit unique et universelle. Elle pense que la vie se construit comme se monte un mur, pierre à pierre, et que l’enfant ne saurait reconnaître sa maman si on ne lui a donné, par l’instruction, les éléments de cette reconnaissance, en un processus de démonstration apparemment logique : cette ombre est une femme... elle a des pantoufles usagées qui raclent le parquet, un corsage avec trois boutons, les yeux marrons et une mèche de cheveux frisant autour de l’oreille : « C’est ta maman ! ».
Alors que l’enfant suit naturellement le processus inverse. Maman ! Il ne peut pas se tromper ; c’est sûr et définitif. Tous les éléments de vie concourent mystérieusement à cette reconnaissance. Il reconnaît maman comme le chevreau reconnaît sa mère au milieu du troupeau.
Ce n’est que lorsque s’est faite l’identification, que l’esprit, l’œil et l’oreille - et une infinité d’autres sens qu’on a tort de négliger - peuvent se préoccuper du détail analytique : la pantoufle, les boutons du corsage ou la mèche de cheveux. Et ce second stade n’est même pas toujours nécessaire. Je ne me souviens plus combien il y a de marches devant ma vieille maison natale. Mais je puis y arriver de nuit : mes pas n’en manqueront pas une parce qu’ils les ont comptées et inscrites dans ma mémoire des pas.
C’est tout cela le processus retrouvé de la méthode globale.
[…]
On accuse enfin les méthodes globales de l’impuissance croissante des enfants à faire un effort.
À tel point qu’on se demande si une éducation autoritaire ne serait pas mieux en mesure d’enrayer le mal, et si l’âge d’or de la pédagogie n’est pas dans les traditions du passé plutôt que dans les audaces des chercheurs contemporains.
Nous en avons assez dit pour qu’on comprenne à quel point cette dispersion des enfants, l’impuissance où ils se trouvent de se concentrer pour une oeuvre majeure, sont la conséquence de ce grave défaut d’éducation qui accentue le hiatus permanent entre la vie conventionnelle d’une classe et les normes déséquilibrantes d’un milieu mouvant et dynamique. Nos enfants sont trop souvent comme sur un arbre secoué par la tempête. Ils s’accrochent aux branches et se laissent balancer au rythme du vent en attendant que passe l’orage.
Ils auraient besoin de quelqu’un qui les soutienne dans leurs efforts de redressement et les ramène à l’abri du danger. Mais l’École a failli à ce rôle.
Nous présentons des solutions éprouvées qui permettront aux éducateurs de mieux voir où sont les vrais dangers et quelles sont les lignes de force et de réussite qu’ils auront avantage à saisir et à promouvoir pour un meilleur succès de l’École. Essayons maintenant de résumer :
1. Le principe de la globalisation est indéniable et n’est d’ailleurs pas, dans la réalité, une découverte récente.
2. Mais le principe de globalisation n’est nullement exclusif de toute analyse ni d’une attention particulière aux éléments constitutifs de l’ensemble. L’analyse ne saurait se suffire sans globalisation et inversement. Une bonne méthode doit faire fonds en permanence sur les deux processus comme cela se produit dans toute acquisition naturelle vitale.
3. D’autant plus - et on l’a souvent négligé - que le fonctionnement de ces processus n’est pas exactement le même chez tous les individus et ne saurait être préétabli comme règle uniforme et obligatoire. Il y a des individus qui sont portés vers une conception analytique particulièrement efficace et que troublerait un trop pressant appel au globalisme. Ce sont en général des enfants amoureux du détail minutieux jusqu’à en être parfois maniaques, qui distingueront avec maîtrise les composantes et seraient tentés parfois de négliger l’ensemble. Et il y a au contraire les personnalités qui voient davantage les ensembles, qui sont globalistes nés et qu’on aura à ramener prudemment parfois à l’étude attentive des détails qui conditionnent les ensembles.
C’est pourquoi une bonne méthode - et elle ne peut être que naturelle - ne doit être ni exclusivement globale ni exclusivement analytique ; elle doit être vivante, avec un recours balancé et harmonieux à toutes les possibilités que porte en lui l’enfant obstiné à se surpasser, à s’enrichir et à grandir.
La solution des problèmes pédagogiques de l’heure ne saurait être en tout cas dans un retour aveugle à des pratiques d’autoritarisme dont nous n’avons que trop souffert. La vie marche et nous devons marcher avec elle, attentifs à ce qu’elle nous vaut de constructif et d’éminent dans le monde que nos enfants auront à dominer et à asservir.
Ce texte est paru comme supplément à la revue L’Éducateur (n° 19 du 30 juin 1959, pp. 25-31).
Pour le lire dans son intégralité :