8 Mai 2022
On ne peut œuvrer à une autre école sans se soucier de la marche du monde, sans s’attacher, dans et hors de la classe, à le transformer. On ne peut lutter contre la montée de l’extrême droite, les crises économiques et écologiques générées par le libéralisme avec le développement du chômage et de la pauvreté, l’expansion des conflits armés… en perpétuant une pédagogie conservatrice, autoritaire, compétitive et inégalitaire. Tel est l’héritage du pédagogue et du militant que fut Célestin Freinet.
Au départ, l’Éducation nouvelle
En France, les courants pédagogiques émergent au fur et à mesure qu’une certaine forme scolaire se met en place où l’on commence à regrouper les enfants par niveaux, où l’on segmente les savoirs avec des progressions délimitées par année avec des évaluations régulières.
Ce qui fait déjà dire au 18e siècle à Pestalozzi : « Comment enseigner à des enfants, à des élèves qui ne veulent pas de nous ? »
À partir de 1882, avec l’instruction obligatoire, on maintient et on renforce cette forme scolaire, mais c’est l’État qui est aux commandes. Il la modélise avec trois séparations : séparations filles-garçons, enseignement général et professionnel, secteur laïque et libre.
Depuis la fin du 19e et tout au long du 20e siècle s’est construite l’école telle que nous la connaissons aujourd’hui : enfermement de l’enfance (dans des espaces qui relèvent plus de la caserne : classes étroites, lieux de déplacement contraints, cours de récréation, surveillance des élèves, mais aussi des enseignants), les apprentissages s’appuient sur des textes considérés comme sacrés et appris par cœur ; les méthodes sont intangibles ; l’autorité du maitre comme celle du manuel ne peuvent être discutées ; l’espace et le temps scolaire sont réglementés par une discipline rigoureuse.
Des pédagogues, qu’ils soient philosophes, psychologues, sociologues, médecins, inspecteurs ou instituteurs, dénoncent vigoureusement ce dogmatisme. Tous comprennent que le système pédagogique traditionnel ne fonctionne pas et que si un ou des enfants ne s’adaptent pas, c’est qu’il est inefficace.
L’espérance, l’utopie les portent, tous guidés par de grands principes, certes avec parfois des nuances, car engagés chacun différemment dans des pratiques éducatives différentes. Mais on trouve chez tous ce postulat irréductible : instituer l’élève n’abolit pas l’enfant, que l’enfant est un sujet qui ne peut être absent de l’école pour qu’elle fonctionne mieux !
Ces pédagogues expérimentent, inventent, pratiquent dans des établissements particuliers : orphelinats, internats ou écoles. Et le plus souvent en dehors des dispositifs institutionnels. Certaines de ces expériences dépassent le seul temps scolaire.
Ils forment, développent des courants pédagogiques qui vont constituer ce qu’on nomme l'Éducation nouvelle, une éducation porteuse de paix après le carnage de la Première Guerre mondiale avec comme principe une participation active des individus à leur propre formation. Apprendre n’est pas une accumulation de connaissances, apprendre est un facteur de progrès global de la personne, d’où la nécessité de partir des centres d’intérêt, de susciter la curiosité, le questionnement et le désir d’explorer, le tout dans la coopération. L’éducation est globale et accorde une importance égale aux différents domaines éducatifs : intellectuels et artistiques, mais également physiques, manuels et sociaux. L'apprentissage de la vie sociale est considéré comme essentiel.
Célestin Freinet, né en 1896, participe à cette grande aventure de l’Éducation nouvelle !
Freinet invente des pratiques et les fait vivre dans sa classe, d’abord à l’école de Bar-sur-Loup, puis celle de Saint-Paul-de-Vence jusqu’en 1934 où il quittera l’éducation nationale après une vaste cabale de notables conservateurs du village en 1932 dont voici le récit :
En 1932 : des affiches sont placardées suite à un texte d’enfant paru dans le livre de vie de sa classe :
« J’ai rêvé que toute la classe s’était révoltée contre le maire de Saint-Paul qui ne voulait pas nous donner les fournitures gratuites. M. Freinet était devant. Il dit à M. le maire :
– Si vous ne voulez pas nous payer les livres, on vous tue.
– Non.
– Sautez-lui dessus, dit M. Freinet.
Je m’élance. Les autres ont peur. M. le maire sort son couteau et m’en donne un coup sur la cuisse. De rage, je prends mon couteau et je le tue.
M. Freinet a été le maire et moi je suis allé à l’hôpital. À ma sortie, on m’a donné mille francs[1]. »
Débutée en décembre 1932, l’affaire Freinet voit son épilogue en juin 1933, après « une année de lutte ».
Freinet refuse le déplacement d’office qui lui est notifié et fait valoir ses droits à un congé maladie en tant que mutilé de guerre. Il envisage alors de créer un établissement scolaire pour y poursuivre ses pratiques pédagogiques à l’abri de la répression. En 1935, l’école privée et laïque à Vence ouvre et accueille des enfants du peuple puis des petits réfugiés pendant la guerre d’Espagne.
Quatre grands principes pédagogiques guident Freinet ; ils se situent dans le grand courant de l’école socialiste… de l’époque :
1. La nécessité d’élever le niveau intellectuel des travailleurs du peuple, de leur faire acquérir des connaissances scientifiques et les dernières avancées de la civilisation, en s’appropriant et en adaptant toutes les innovations pédagogiques et les apports des technologies nouvelles.
2. La liaison entre les apprentissages scolaires et les activités concrètes dont les élèves perçoivent l’utilité et le sens.
3. L’ouverture de l’école sur le milieu social et économique.
4. La nécessité de l’auto-organisation des élèves face à un collectif d’enseignants et la possibilité, pour eux, de participer réellement aux décisions concernant le travail et l’organisation de l’école.
… et populaire
Il fonde un mouvement pédagogique pour les enfants du peuple, une véritable coopérative d’éducateurs et ne perd jamais de vue que la libération de l’enfant n’est que l’un des aspects de la libération humaine avec ces questionnements... qui n’ont guère vieilli :
– Quelles transformations est-il possible de faire subir au milieu : locaux, matériel et techniques, pour réaliser les rêves généreux des pédagogues ?
– Quelles sont les bases matérielles, les normes de travail qui assurent la libération des enfants et qui, au lieu de tuer l’esprit, exalteront les possibilités vitales, artistiques et sociales des jeunes ?
Une inquiétude : que les techniques Freinet deviennent une méthode
Célestin Freinet refuse qu’on le place au même rang que les créateurs de systèmes pédagogiques (comme Decroly, Montessori, Cousinet…), il craint que le mythe de la personne avec des techniques pédagogiques figées entraîne la sclérose de la pédagogie Freinet. C’est comme si l’imprimerie à l’école au lieu d’être un moyen d’expression libre devenait la technique centrale de la pédagogie Freinet. Les maîtres risqueraient de s’enfermer dans une voie unique et étroite et de prendre la technique à la place de l’activité de l’esprit qui doit s’en servir.
Mais Freinet a toujours rendu hommage aux expériences des pédagogues novateurs qui l’ont précédé et il ne manquera pas de le rappeler aux membres de son mouvement
Le mouvement Freinet est ancré dans la société…
La période qui précède et suit la victoire du Front populaire est propice au mouvement Freinet qui accompagne l’élan d’émancipation populaire des familles, des parents, des enfants et contribue au projet de transformation de l’enseignement porté par le ministre de l’Éducation nationale, Jean Zay : permettre aux enfants du peuple de recevoir plus d’instruction, d’accéder à la culture et de veiller à la santé de la jeunesse.
Mais la montée du fascisme fait craindre le pire. En 1939, des passages de L’Éducateur prolétarien sont censurés et en particulier le mot « prolétarien ». Après la guerre, le titre L’Éducateur est conservé.
Célestin Freinet est arrêté le 20 mars 1940 puis interné.
Au sortir de la guerre, Célestin Freinet rend hommage à tous ceux qui ont souffert et appelle à poursuivre les combats politiques et pédagogiques, il est entendu par les militants du mouvement.
Ce retour à la paix est marqué par les avancées et les espoirs de sécurité sociale pour tous les travailleurs que porte le programme du Conseil national de la Résistance.
Dans cette dynamique, un projet global de réforme de l'enseignement et du système éducatif français est élaboré par une commission présidée par Paul Langevin puis par Henri Wallon (tous deux liés au Parti communiste).
Dans cet optimisme général, Freinet se laisse aller à croire à une prochaine victoire de son mouvement, il espère participer aux travaux de la Commission. En juin 1947, le projet de réforme est remis au nouveau gouvernement Paul Ramadier – qui n’hésite pas à exclure les ministres communistes. Le projet est enterré, il portera le nom de « Plan Langevin-Wallon » et restera une référence mythique, même encore aujourd’hui.
Freinet s’est illusionné sur cette « Commission ministérielle d’études pour la réforme de l’enseignement » et il n’y a pas été associé. On lui a fait comprendre, qu’il n‘était qu’un directeur d’école privée et le responsable de la CEL, un commerce.
L’Éducation nouvelle perd peu à peu de sa force, chaque organisation se recroqueville sur elle-même et protège ses propres actions d’une possible concurrence. Le souhait de Freinet de voir un grand mouvement populaire d’éducation se construire, s’éloigne…
C’est dans ce contexte qu’est créée l’association ICEM (Institut Coopératif de l’École Moderne) en 1947. Au-delà des partis et des syndicats, elle rassemble des instituteurs et des institutrices décidés à trouver des solutions aux problèmes et difficultés rencontrées par les enfants des couches populaires à l’école, difficultés liées directement aux effets du capitalisme sur leur vie (exploitation et conséquences désastreuses de la misère). Plus que les groupements officiels d’Éducation nouvelle qui s’appuient trop sur des expériences réalisées en milieu bourgeois, avec parfois des moyens financiers extraordinaires, le mouvement Freinet est soucieux de rechercher dans quelle mesure et par quels moyens une pédagogie peut obtenir des résultats dans les milieux populaires.
Une « Charte d’unité du mouvement » est adoptée en avril 1950 pendant le Congrès de Nancy.
Freinet est toujours persuadé de l’importance de l’international et de la mutualisation de pratiques qu’il permet. Les congrès ont toujours une dimension internationale. En 1957 est créée la FIMEM (Fédération internationale des mouvements de l’École moderne) au Congrès de Nantes.
En 1965, Freinet semble de plus en plus fatigué et déçu, néanmoins il développe un grand nombre d’idées et de projets, notamment vers les parents.
Freinet très malade ne participe pas au Congrès de Perpignan en avril 1966. Il décède le 8 octobre.
La « Charte de l’école moderne » est adoptée à l’unanimité au Congrès de Pau en 1968, actualisée en 2018 et 2019, elle est toujours la référence de l’ICEM aujourd’hui.
Les ministres se suivent et comme le rappelle Élise Freinet en 1969 : « le Ministère de l'Education nationale est toujours enfoncé dans le même immobilisme […] et donne le change par des vœux pieux qu'il laisse à d'autres le soin de réaliser. »
… et ses politiques éducatives
Depuis 1882 et l’instruction obligatoire, le système éducatif a évolué, même si la forme scolaire n’a guère changé :
La mixité, d’ailleurs une mixité de fait, mais pas de fond (un autre sujet).
La taille des écoles augmente, fermeture des petites écoles et concentration dans les villes.
L’arrivée du Collège unique fait que la scolarisation d’une grande partie des enfants ne se termine plus à l’école primaire (massification dans une forme scolaire collée sur celle du lycée et qui prolongera avec encore plus de force les difficultés scolaires de l’école primaire pour une grande partie des enfants).
La prolongation de la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans
De moins en moins de mixité sociale, des territoires homogènes socialement
Une politique d’éducation prioritaire est mise en place pour compenser les inégalités sur le territoire, mais ne permet pas la mixité sociale et scolaire.
Le mouvement Freinet, telle la mouche du coche interpelle, critique, titille le ministère lorsqu’il propose une nouvelle loi, des nouveaux programmes, des instructions…
Le Front populaire est évoqué en ce printemps 2022 avec la Nouvelle Union populaire écologique et sociale, les espérances sont différentes mais bien présentes.
Les militants du mouvement Freinet prennent toujours en considération ce qu’est l’enfant, ce qu’il vit et ce qu’il fait hors de l’école, dans son quartier, dans son village et dans sa famille. Ce fameux « regard global ».
Le mouvement Freinet est bien vivant : des milliers d’enseignantes et d’enseignants, des dizaines de milliers d’enfants peuvent en témoigner chaque jour.
Mais, des dizaines de milliers d’élèves sur… 6 462 000 élèves du 1er degré en septembre 2022 !
Le constat est amer : la pédagogie Freinet irradie peu les écoles.
Certes, il y a eu dans certaines réformes quelques techniques intégrées dans les programmes : écriture de textes, journaux scolaires, correspondances, voyages échanges, moments de parole…, mais sans les principes émancipateurs. Mais depuis l’arrivée de Jean-Michel Blanquer en 2017, des prescriptions rétrogrades inondent de nombreuses circonscriptions notamment dans les apprentissages dits fondamentaux comme celui de la lecture.
Sans doute que le projet de Freinet qui articule pratique pédagogique et engagement social est trop révolutionnaire : la construction d’un homme et d’une femme qui ne peuvent se satisfaire d’une société asservissante et qui prennent les manettes de leur destinée économique, sociale, culturelle... Un projet éducatif guère compatible avec ce que souhaitent les tenants des pouvoirs économique et politique.
Les interrogations de Freinet, ses tâtonnements, ses ambitions, éclairent encore le mouvement qu’il a créé sur son sens politique, qui le distingue des autres figures de l’Éducation nouvelle. Le social reste une boussole, le collectif aussi.
La pédagogie, le mouvement Freinet ne la pense pas seul, il ne la déconnecte pas du monde et de l’environnement des élèves, des familles et des enseignants et éducateurs. Il souhaite et fait tout pour construire un mouvement populaire de transformation de l’école et de la société.
[1] L’auteur de ce texte, Marcel Diaz, a raconté cet épisode dans un texte autobiographique De Freinet à la lutte antifasciste, Espagne 1936-1939, Atelier de création libertaire, 2014.