Il ne fait pas de doute que si les peuples comprenaient quels sont les véritables auteurs des guerres, et si les hommes avaient le courage civique élémentaire de se dresser en toutes occasions, et à tous les échelons, contre leurs exploiteurs, la paix serait définitivement acquise.
L’éducation doit forger ces hommes-là, qui construiront la paix.
Le peut-elle actuellement et dans notre régime ? Nous avons déjà en l’occasion de dire notre pensée sur cette grave question. Nous n’ignorons rien des obstacles physiologiques, matériels, économiques. sociaux et politiques qui s’opposent au plein et radical fonctionnement d’une éducation libératrice qui ne sera possible que dans un monde que le socialisme aura débarrassé de ses exploiteurs.
Nous dénonçons sans cesse l’illusion de certains éducateurs qui considérant abusivement le problème comme partiellement résolu, tournent en rond autour de quelques mots dont ils attendent la solution du drame social qui engendre la guerre. Ce sont les « éducateurs purs », comme d’autres sont les « intellectuels purs ». La vie leur apporte un cruel et permanent démenti.
Nous ne nous payons ni de mots, ni d’idées parce que nous sommes en plein dans la grande lutte laïque pour l’éducation du peuple et que notre pédagogie est à la base des réalités complexes qui la conditionnent.
Nous savons que la guerre qui s’avance, c’est l’éducation qui recule à mesure que monte la réaction et que la lutte active, par tous les moyens, contre cette réaction est donc notre premier devoir de pédagogues. Sous quelque forme qu’elle se présente, la réaction est toujours mortelle pour l’éducation du peuple en général, et pour nos techniques en particulier.
Ce sont là considérations simples et naturelles que, seuls, pourraient contredire les théoriciens qui ne participent pas à notre lutte commune pour une meilleure éducation.
Mais cette besogne urgente et immédiate ne nous empêche cependant pas d’apprécier et de mesurer ta portée de l’œuvre difficile que nous accomplissons chaque jour, et de constater que l’éducation, même rétrécie dans ses effets, n’en reste pas moins une grande force d’édification et de progrès.
La façon dont les parents élèvent leurs enfants dans le monde présent ; la forme, les méthodes et les conquêtes de notre école laïque ne sont point sans influence sur le déroulement des événements à venir. Qui oserait y contredire ? Encore faut-il que l’Ecole, débordant la formation faussement intellectuelle dont nous avons dit les dangers, ose et sache aborder délibérément la complexe culture humaine, qui se situe aux carrefours actifs de la psychologie, de l’intellectualisme, de la société et du milieu.
C’est l’expérience centenaire d’une pédagogie abstraite sans racine dans le monde vivant des enfants et des hommes, et la méconnaissance de l’influence possible d’une école « engagée » qui expliquent les travers de certains militants laïques à ne voir dans les luttes présentes que l’action immédiate à mener, pour laquelle on bat le rappel permanent des bonnes volontés toujours insuffisantes.
Pourtant, il est temps de comprendre que ces enfants que nous avons là seront, dans trois ans, dans cinq ans, dans dix ans, la relève que nous attendons, et qu’ils seront, alors, ce que nous les aurons faits.
Dans cinq ans, dans dix ans, les problèmes de la Guerre et de la Paix ne seront malheureusement pas encore tous résolus, et la lutte pour la Paix, comme l’action sociale seront alors en fonction clé l’éducation qui y aura préparé nos enfants d’aujourd’hui, les citoyens de demain.
N’est-ce pas pour demain que s’organisent dans le présent syndicats et coopératives qui préfigurent l’organisation sociale et économique du monde à venir ?
Et n’est-ce pas pour son succès de demain que l’Eglise vous dispute avec tant d’acharnement les enfants qui seront, dans cinq ans ou dans dix ans, les piliers sûrs de sa puissance sociale ?
C’est par les sacrifices qu’une génération consent aux générations qui la suivent, que se mesurent l’ampleur et la continuité d’une civilisation.
Célestin Freinet, avril 1949