11 Novembre 2024
Heureux temps que le nôtre lorsque, au début du siècle, les moralistes n’avaient pas encore inventé les mots ni les fonctions de « psychologue » ou de « psychiatre », et où l’on ne savait pas ce que c’était qu’un délinquant.
Peut-être les gendarmes en tournée usaient-ils déjà du qualificatif, mais innocemment, pour montrer seulement qu’ils ne parlaient pas le langage de tout le monde. Le « délinquant » c’était le coupable qui s’était laissé prendre commettant un délit, c’est-à-dire une faute vénielle sans grave conséquence.
L’heureux temps où les passants avaient des droits coutumiers sur le pommier qui tendait ses fruits par-dessus la haie, sur le raisin qui pendait au long du mur et sur les noix qui, à l’automne, s’étalaient sur les chemins. Et où nous pouvions, sans grand dommage et sans remords, élargir quelque peu notre domaine pour cueillir des grappes à la treille ou pour picorer les groseilles.
L’heureux temps ! « A la Toussaint, tout ce qui reste aux champs est pour les enfants », disaient les vieux. Forts de notre droit, nous envahissions les prés déserts, abattant à coups de pierres les dernières pommes les qui restaient obstinément accrochées aux arbres dénudés. Et nous savourions le plaisir de manger les fruits défendus que la sagesse populaire, nous laissait le loisir de conquérir.
Ah ! s’il y avait eu de notre temps des gendarmes aussi jaloux de leurs prérogatives que le sont ceux d’aujourd’hui ; si les jardins et les champs avaient été clôturés et que nous ayons risqué d’être pris escaladant les grillages; s’il avait été interdit par la loi de tendre les mains vers la grappe qui s’offre ou vers la pêche si appétissante qu’elle tenterait un démo ; si nous avions vécu, avec notre soif d’expérience et de liberté, dans un monde où les enfants auront tout juste le droit de suivre les passages cloutés ; si on nous avait « pris » remplissant nos poches de noix ou faisant aux treilles notre provision de grappes; si le propriétaire offensé nous avait alors « conduit » à l’agent responsable de « l’ordre » qui nous aurait interrogés et accusés ; si nous avions eu maille à partir avec la justice et si on nous avait impitoyablement traduits devant un tribunal, serait-il pour enfants, nous porterions tous, inscrite pour la vie sur nos fiches signalétiques, 1a mention infamante de « délinquant ».
II est des actes qui ne sont répréhensibles qu’en fonction de l’égoïsme et de l’inhumanité de ceux qui détiennent propriété et autorité. Les délinquants !
Que ceux qui n’ont jamais péché leur jettent la première pierre !
Célestin Freinet, Les Dits de Mathieu, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1960