18 Décembre 2024
Je fais partie de cette génération qui a vécu les événements de mai 1968, la libération de la parole dans les écoles et dans les lieux de travail, une génération qui a porté l’émancipation de la femme et qui prônait la solidarité et la paix, une génération d’utopistes car elle avait la chance de voir le futur et ses promesses se dérouler devant elle avec l’espérance d’une plus grande « humanitude », comme l’entendait Albert Jacquard.
Mais qu’en est-il aujourd’hui pour les enfants qui entrent à l’école ? Quel futur se dessine pour eux ? Quels possibles peuvent-ils espérer ?
Ne leur laisse-t-on pas la responsabilité de la survie de notre planète ?
Ne leur laisse-t-on pas la responsabilité de rendre le monde bien plus démocratique et solidaire pour ne pas sombrer dans les régressions intégristes et sécuritaires ?
Le contexte du système éducatif : le libéralisme
L’individualisme exacerbé que l’on côtoie aujourd’hui, atomise la société et la menace de sombrer dans un chaos qui entraînera toujours plus d’intolérances, d’exclusions, de rivalités et de concurrences. Cet individualisme est un véritable terreau pour le libéralisme économique qui se charge de l’entretenir et de le développer.
C’est un modèle économique et social qui tisse ses fils au mépris de milliards d’êtres humains avec quotidiennement ses lots de délocalisations, de discriminations, d’exclusions, de répressions … au nom du profit à tout prix. Tout s’achète, tout se vend : de la molécule qui guérit à celle qui tue, de l’embryon aux organes, de l’œuvre d’art à la chaîne de télévision…
C’est un modèle économique qui vise particulièrement les enfants comme consommateurs et comme vecteurs de consommation des adultes. C’est un système qui joue sur le pulsionnel, le tout « tout de suite », et qui place l’enfant dès son plus jeune âge dans un monde publicitaire, télévisuel et virtuel, le formatant à son idéologie.
Seuls les enfants qui ont un environnement familial vigilant sont protégés. Ce sont toujours les mêmes : ceux à qui s’adresse la « fameuse égalité des chances » vous savez bien, ceux qui arrivent à l’école avec le bon costume d’élève, avec des cartables et la tête bien remplis de la bibliothèque familiale, des dernières sorties culturelles … Les autres, livrés aux marchands, constituent des proies faciles, à la recherche par tous les moyens d’un bonheur publicitaire inaccessible.
Qu’en est-il du rôle de l’Education dans un tel contexte ?
Les systèmes éducatifs sont porteurs d’une conception idéologique de la société, aussi bien par leur structure que par le contenu de leurs programmes.
Un modèle éducatif qui prêche l’autoritarisme et l’obéissance passive, la compétition et la performance individuelle, un modèle éducatif qui prône la transmission verticale de savoirs simplifiés, morcelés et appris par cœur, ne formera pas le même individu qu’un modèle qui met en valeur la réussite personnelle dans une communauté coopérative, la production et la création de savoirs en confrontation avec la complexité du monde, la participation de tous à la gestion démocratique de la vie et des activités communautaires.
Et qu’en est-il de la pédagogie Freinet ?
Un petit retour historique
La première guerre mondiale a marqué profondément les pédagogues engagés dans les expérimentations de l’Education nouvelle
Henri Wallon à propos de cette époque : « Il avait semblé alors que pour assurer au monde un avenir de paix, rien ne pouvait être plus efficace que de développer dans les jeunes générations le respect de la personne humaine par une éducation appropriée. Ainsi pourraient s'épanouir les sentiments de solidarité et de fraternité humaines qui sont aux antipodes de la guerre et de la violence. »
Dès 1925 Célestin Freinet vise une pédagogie fondée sur une éducation du travail et de la liberté au sein d'un groupe coopératif, une école conçue pour tous les enfants du peuple, dans la perspective d'une société universaliste, libérée de l'exploitation.
Bien que la pédagogie Freinet soit ancienne, elle demeure toujours nouvelle et d’actualité !
En effet, si elle a pu parfois influencer la rédaction des programmes avec quelques techniques isolées et sans cohérence entre elles (comme le journal scolaire, la correspondance), l’essence même de la pédagogie Freinet n’a guère influencé les pratiques pédagogiques des enseignants.
Aujourd’hui, avec « Le choc des savoirs » 1 puis 2, nous assistons à une régression grave. C’est pourquoi, pour beaucoup d’enseignants, la pédagogie Freinet représente une alternative progressiste de résistance.
Pour le comprendre, voici les fondements de la pédagogie Freinet
On peut utiliser trois axes :
- les conceptions de la personne humaine et de la société ;
- les valeurs philosophiques, politiques et sociologiques ;
- les finalités de l'éducation.
· Des conceptions
Celle de l'enfant, bien sûr, un petit d'humain et non un humain en miniature, pris dans sa globalité et se construisant de manière ontologique. Un enfant éducable, capable d'apprendre des autres, avec les autres et aussi seul...
Celle de l'homme et de la femme : libre, responsable et autonome, capable de s'autodéterminer, de s'auto-construire mais aussi capable de coopérer avec les autres, tout à la fois égaux et différents. Celle d’un citoyen ou d’une citoyenne d'une société démocratique mais aussi du monde.
Celle de la société construite par tous et pour tous. Une société harmonieuse et respectueuse de la dignité et des droits de tous et de chacun de ses membres. Une société à vocation universaliste. Une société soucieuse de l’avenir de sa planète.
· Des valeurs
A la fois philosophiques, politiques et sociologiques, ce sont celles de la République « liberté, égalité, fraternité » et aussi la laïcité, la solidarité, le respect, la justice, la paix, la coopération, la compréhension, la dignité… bref des « valeurs humanistes » car elles définissent le type d'humanité que nous voulons réaliser.
· Des finalités pour l’éducation
Une éducation qui conduit l'enfant vers l'homme ou vers la femme, citoyen ou citoyenne capables de prendre sa place dans la société et d’agir à son tour sur elle. Une véritable formation de l'être humain et du citoyen qui vise l’autonomie de pensée et d'action et la capacité d’exercer ses libertés en les articulant avec celles des autres, d’élaborer des règles collectivement, d’y obéir sans être soumis.
Une éducation qui établit d’autres modes de relation entre les personnes, entre les connaissances et les cultures, puisqu’elle offre des situations de coopération mettant en œuvre des capacités d’entraide, de partage, d’apprentissage par et avec l’autre et laissant le temps de construire des relations, des connaissances.
Une éducation qui forme des individus désireux d’appréhender le monde dans sa complexité et conscients d’appartenir à l’Humanité puisqu’elle donne à chacun les capacités de lire, de comprendre, de raisonner, d’imaginer, de créer, d’articuler ses désirs personnels avec les besoins du collectif.
Cette présentation rapide permet déjà de constater que le paradigme de la pédagogie Freinet est favorable au développement des capacités à agir pour un monde humaniste avec des individus libres, responsables, dignes, fraternels, solidaires, coopératifs, dés les premières années d’école.
En effet, le premier monde humaniste pour les enfants, ne serait-il pas celui de la classe où ils pourraient expérimenter des pratiques différentes, malheureusement pour l’instant souvent contradictoires avec celles qui les entourent ?
La réalité est toute autre !
Aujourd’hui très peu d’établissements scolaires offrent de telles classes.
La société enferme l’enfant dès son plus jeune âge dans sa différence sociale, culturelle, dans des barres d’immeubles, son quartier, sa banlieue et dans des catégories (défavorisés, étrangers, jeunes, immigrés, délinquants, sans-papiers…) dans des filières, des soutiens scolaires et … dans un présent sans futur.
Et si les principes de la pédagogie Freinet irradiaient tout le système éducatif
Alors au lieu d’évaluer, de diagnostiquer, de remédier, de soigner, d’exclure, si on proposait, des espaces, des temps, des situations qui n’enferment plus chacun dans des catégories, des espaces et des temps qui permettent de se projeter, de prendre sa place, à distance de toute violence et de devenir des sujets.
Quelle ambition pour l’éducation, non ?
Une éducation qui permettrait à tous les enfants, d’être et devenir des citoyens : être citoyen à l’école pour devenir citoyen, quel vaste projet !
C’est en pariant sur la liberté, l’autonomie, la responsabilité, la capacité de jugement de l’enfant qu’on va lui permettre de devenir ce citoyen libre, autonome, responsable et capable de vivre avec les autres dans une société démocratique.
L’enfant est une personne à part entière, c’est ce que pose en principe liminaire la Convention internationale des droits de l’enfant, ce qui permet de lui reconnaître non seulement des droits civils, sociaux ou culturels, mais aussi des libertés publiques, véritables « droits de l’homme de l’enfant ». Un processus éducatif complexe permettrait ce passage de la personne au citoyen.
Ce que les éducateurs et enseignants Freinet appelle l’éducation à la citoyenneté ne ressemble guère à la conception qu’en a l’Education nationale qui elle, réduit cette éducation à des cours d’instruction civique, de comportements « civiles » et dociles, voire à des leçons de morale.
Ce processus éducatif complexe prend toute sa place dans la classe coopérative
Dans une classe coopérative, les enfants prennent vraiment en main, l’organisation de l’activité, du travail et de la vie dans leur école. C’est un fonctionnement de la classe ou de l’école entière quand c’est possible, qui permet l’organisation des activités et des apprentissages. Car en s’appuyant sur les multiples interactions sociales, elle permet à chacun de construire ses apprentissages tout en développant le sens de l’autonomie, de la responsabilité et de la coopération avec les autres.
La personnalisation des apprentissages est au cœur de ce processus, l’enfant peut déterminer un projet de travail correspondant à la fois à ses besoins et à ses capacités. L’enfant va ainsi développer sa personnalité et devenir, par des choix successifs l’acteur principal de son éducation. Un élève acteur et auteur de ses propres savoirs !
Dans ce processus, la coopération et l’entraide sont indispensables. Si apprendre est un acte individuel, il se place dans une communauté d’apprenants qui coopèrent. Coopérer pour apprendre, s’entraider, partager des savoirs, organiser les apprentissages, réguler les interactions… contribuent à l’éducation à la citoyenneté. Un savoir quel qu’il soit ne vaut que s’il est partagé.
Si les gouvernants s’entêtent dans leur politique éducative, cela signifie qu’ils renoncent à l’Education d’une partie de la jeunesse. C’est tout le devenir de la société qui est sérieusement mis en danger.
Que serait une société qui se construirait sans la totalité de ses enfants !
Pour une planète habitable, pour un monde de paix, pour une société humaniste, il faut l’engagement et la participation de tous les citoyens sans exclusion.
Il faut que tous les citoyens puissent faire entendre leur avis, proposer des projets et des solutions aux problèmes, s’associer aux débats et prises de décisions et assumer des responsabilités dans leur mise en œuvre.
Il faut donc promouvoir les pédagogies coopératives qui mettent en œuvre de véritables situations de pratiques citoyennes pour apprendre à être citoyen en étant citoyen et ceci dans tous les différents temps et espaces d’éducation.
Ainsi, dès le plus jeune âge, l’enfant pourra faire entendre son avis, proposer des projets, des solutions aux problèmes qui se poseront à lui et à sa communauté, il pourra s’associer aux débats et prises de décisions et assumer des responsabilités dans leur mise en œuvre.
Une utopie à réaliser tous ensemble : que les principes de la pédagogie Freinet irradient tout le système éducatif !