9 Septembre 2018
Un monde solidaire, un monde où l’humanité se développe en paix, ce n’est pas la finalité de la mondialisation libérale qui se déploie au mépris du sort de milliards d’êtres humains et de leur planète. Le modèle économique dominant est plutôt celui du tout financier où l’humain n’a de place que s’il rapporte plus qu’il ne coûte et ceci qu’importent les moyens : délocalisation, précarisation, discrimination, exclusion, répression…
Pour ce modèle, le libre échange serait naturel à l’homme, porté par ses seuls intérêts et par leur satisfaction au moindre coût. Avec la nature réduite à ses hiérarchies, on peut retirer à l’homme toute humanité, l’exclure de la relation à autrui, de la compréhension d’autrui, de sa différence avec autrui, de sa ressemblance avec autrui… !
Que deviennent alors la laïcité, la liberté, la solidarité, la fraternité, l’égalité, le respect, la justice, la paix, la coopération, la compréhension, la dignité… ces valeurs que nous reconnaissons comme fondamentales et qui définissent le type d'humanité que nous voulons aider à réaliser ?
·Est-ce que l’échange de savoirs peut enrayer ce processus ?
Quand on se penche sur la définition du mot « échange », il signifie le fait de céder un bien moyennant une contrepartie. Par extension, il désigne toute circulation de matière, d’énergie, d’information… et donc toutes sortes d’interactions humaines. Il s’impose même à des situations dénuées de calcul comme les échanges d’idées, pourtant on ne perd pas une idée en la communiquant, bien au contraire elle va s’enrichir en se confrontant à celle de l’autre.
Dans l’échange économique, la compréhension mutuelle n’est pas le but de la relation, mais un moyen pour acquérir des biens. Dans l’échange de savoirs, ce qui devient essentiel, c’est l’émergence de valeurs telles que l’amitié, la confiance, la responsabilité, la justice… valeurs qui ne se quantifient pas, mais qui font lien, société et humanité.
Dans une relation d’échange de savoirs, chacun s’enrichit simultanément : le donneur s’enrichit de ce qu’il donne, le receveur s’enrichit de ce qu’il reçoit, et lorsqu’à son tour il donnera, il s’enrichira encore de ce qu’il donnera, un enrichissement perpétuel !
On se prend l’envie d’imaginer l’échange de savoirs devenir un modèle pour les relations économiques entre les hommes : la production de marchandises n’ayant plus comme objectif d’enrichir l’un au détriment d’un autre, mais de satisfaire l’un et l’autre simultanément ! Avec en plus l’enrichissement relationnel et le renforcement du lien social.
Mais pour que l’échange de savoirs devienne un modèle de relations, il est évident que l’enfant doit le vivre pour qu’une fois adulte il continue…
Le premier monde solidaire pour l'enfant, ne serait-il pas celui de la classe où il pourrait expérimenter des pratiques différentes et souvent contradictoires avec celles de la société, mais également avec l’idéologie institutionnelle de l’école ?
Il était une fois…
Cette parole de Claire Héber-Suffrin : « Tout le monde sait quelque chose, personne ne sait tout et chacun s’enrichit des connaissances des autres » a tout déclenché. Une résonance éthique certainement, une conception de l’être humain sans doute… Elle me convainc que, si dans une classe les enfants peuvent mutualiser leurs connaissances, leurs savoir-faire, certains d’entre eux, les plus éloignés de notre système scolaire, retrouveront confiance et estime d’eux-mêmes. Je ne sais pas encore comment cela peut se matérialiser dans la classe, mais je suis prête et quand un enfant pendant le Conseil propose de nous apprendre à faire des nœuds marins, je n'hésite pas : un atelier avec les intéressés est mis en place. Pendant le temps de travail personnel, six enfants y participent.
Au Conseil suivant, il y a une deuxième proposition suivie d’une troisième. Tous ensembles, nous convenons alors de prendre un temps en fin de semaine pour ces trois ateliers. Pour soulager, le nombre d’enfants par groupes, je propose d’animer un atelier d’écriture de charades.
La semaine suivante, les propositions d’enfants se multiplient, je n’ai plus besoin de prendre en charge un atelier et je peux ainsi être à mon tour apprenante. Cette nouvelle position de l’enseignant déclenche des possibles pour certains élèves. Je me souviens de Saber, enfant un peu révolté qui m’apprends à écrire des tags, le fait d’enseigner à son enseignante change complètement sa relation avec moi, mais aussi avec la classe. Il peut se faire remarquer autrement qu’en perturbant…
· … un atelier d’échange de savoirs
À partir de ce moment, les propositions affluent… Il faut donc trouver une place dans l’emploi du temps pour faire vivre toutes les propositions d’ateliers. La dernière plage horaire du vendredi après-midi est donc réservée aux échanges de savoirs et elle se nomme : « L’atelier d’échange de savoirs ».
Les enfants organisent eux-mêmes leur atelier avec à leur disposition une fiche de préparation où ils peuvent prévoir le matériel (géré par la coopérative), le nombre d’enfants dans l’atelier, l’inscription des enfants et la validation finale. Ces fiches vont dans un classeur à disposition de tous. Je reste bien sûr la personne ressource.
Le responsable d’atelier se retrouve vite dans une situation paradoxale : désir de participer aux autres ateliers et désir que le sien perdure. La solution se trouve vite : la transmission de son atelier à un autre enfant qui en devient responsable, en l’accompagnant dans un premier temps. Le compagnonnage devient une nouvelle pratique de la classe !
Puis s’ajoutent des propositions sportives (gymnastique artistique, « roller-danse » et hockey en rollers), nous utilisons une de nos plages horaires au gymnase. Les deux premiers ateliers sont gérés par les enfants et se terminent par un spectacle devant les autres classes. Quant au troisième, je l’anime seule dans un premier temps, puis l’oncle d’un élève, joueur de hockey professionnel propose de nous apporter ses compétences sportives.
Ainsi, petit à petit, les ateliers commencent à sortir des murs de l’école et à pénétrer dans les familles.
Un soir, à la sortie de l’école, une mère d’élève me propose d’animer un atelier « patchwork ». Je lui demande de venir le présenter à notre prochain Conseil et ce nouvel atelier est ajouté avec enthousiasme à ceux du vendredi après-midi.
Peu de temps après, un père me propose d’apprendre aux élèves à jouer aux échecs. Comme pour le « patchwork », il vient proposer cet apprentissage au Conseil. Mais ce nouvel atelier ne peut pas se tenir le vendredi après-midi, car le père travaille ce jour-là. Nous décidons en Conseil de placer l’atelier d’échange de savoirs le samedi matin quand il y a classe, soit un samedi sur deux.
Expérience courte d’un an, car la suppression du samedi matin de classe remet les ateliers au vendredi après-midi, finies donc certaines participations de parents.
Les ateliers deviennent partie prenante de la vie pédagogique
Il faut prendre en compte cette nouvelle donne dans l’organisation de la semaine et en tant qu’enseignante, ces ateliers doivent aussi répondre aux programmes. Je les partage donc entre cinq grands domaines : mathématiques, français, découverte du monde, pratiques artistiques et sportives.
Mais tous ces savoirs transmis lors de l'atelier, pour être visibles et valorisés doivent être validés. Cette validation se fait par un brevet attribué par l’enfant responsable à la fin de son atelier et rejoint le porte-vues personnel de l’enfant avec les autres brevets qui valident les savoirs scolaires issus du programme.
Les brevets dans une classe coopérative permettent une évaluation progressive et formatrice. En effet l’enfant se confronte à différentes étapes sur le chemin d’un savoir. Il s’entraîne et tente le brevet qu’il pense correspondre à son niveau, s’il réussit, le brevet rejoint ceux qu’il a déjà réussis, s’il échoue il reprend les apprentissages pour le tenter de nouveau. Les brevets permettent la connaissance et la reconnaissance de ses savoirs par le groupe, ce qui permet leur mutualisation et leur partage. Lorsque l’enfant s’entraîne, prépare un brevet, une conférence, écrit un texte, réalise un projet, il peut ainsi solliciter un autre enfant reconnu pour un ou des savoirs. La coopération chasse la compétition, la réussite devient solidaire.
Pour conclure
Avec l’atelier d’échange de savoirs, les enfants comme les adultes (enseignants, parents) sont tour à tour enseignants et enseignés, donneurs et receveurs.
C’est une expérience cruciale qui permet à l’enfant en difficulté de retrouver l’estime de soi, de se sentir capable et de renouer avec le désir d’apprendre. Et pour tous, des expériences et des apprentissages de coopération, de compagnonnage, d’entraide où l’obtention de savoirs se fait avec les autres, pour soi ou pour les autres, mais jamais contre les autres.
Cet esprit irradie tous les autres moments de classe et rend encore plus naturelles l’entraide et la coopération. Le désir individuel de savoir, d’apprendre se conjugue avec celui des autres : un véritable antidote à la compétition effrénée environnante tant dans l’institution école qu’à l’extérieur !
Une généralisation de cette démarche dans tous les temps et espaces éducatifs pourrait favoriser la construction d’un monde solidaire !